Le problème des SDF est un problème complexe et qui rejoint le problème que l'on a vu récemment concernant l'enfermement et le suivi psychiatrique .
Le grand problème de notre société est la "normopathie" pour reprendre le néologisme de Patrick Declerk, le seul à ce jour ayant fait une véritable enquête anthropologique sur presque deux décennies parmi les SDF de Paris (lire "Les naufragés" Plon - Terre Humaine).
La "normopathie", c'est la maladie de la normalité, celle des braves gens qui n'aiment pas qu'on suive une autre route qu'eux. Elle atteint la droite comme la gauche. Une maladie qui consiste à refuser de voir la différence, le malade, le déviant. Et la société répond à cela de deux façons : l'enfermement ("ne pas voir") ou l'intégration ("qu'ils soient comme nous"). Pour schématiser, la première est la réponse de la droite (sécuritaire), la deuxième de la gauche (bien pensante). L'un et l'autre sont deux échecs.
L'intégration forcée ne peut pas marcher : elle nie la différence, la souffrance, les problèmes psychiatriques que rencontrent bcp de SDF (une grande partie des SDF souffre de schizophrénie, de maniaco-dépression, de psychoses diverses. Et la rue, cela rend "fou").
Alors oui, les SDF sont les déportés de notre société - certains corps sont dans un état de délabrement, de malnutrition qu'on a peine à imaginer. C'est un scandale et nous détournons les yeux.
Souvent les SDF fuient les foyers : ce sont des lieux de rackets, de violence. Il faut avoir conscience de cela - notamment ceux qui disent que les foyers existent mais que si les SDF n'y viennent pas, c'est de leur faute (réponse droitarde classique).
Dans son bouquin, Declerck montre que la seule solution est d'accepter les SDF comme ils sont, en prenant en compte leurs différences, et que notre devoir est d'écouter leur demande, d'alléger leur souffrance. C'est à nous de nous adapter à eux, et non pas le contraire.
@Segel : les foyers ne sont pas adaptés, et sont parfois conçus en dépit du bon sens. Par exemple, il y avait il y a encore quelques années des lits superposés. Les SDF se ruaient pour avoir celui du dessus... car durant la nuit du fait de l'alcoolisme, de maladies diverses, les SDF ne controlent plus leur corps, et leur vessie. Et pour celui qui est en dessous... no comment. Au Centre de Nanterre (je crois) , c'était un grand dortoir autrefois : ils ont transformé en box - pensant que ce serait plus digne. Cela a été dix fois pire : les box sont devenus des territoires et des lieux de rackets qui échappaient à la surveillance. Quand une erreur de ce type est faite, l'adminsitration est très longue à réagir et à réparer...
@totoshiro : si effectivement, le néo-libéralisme et l'horreur économique ont une part de responsabilités dans le nombre SDF, il y a aussi d'autres facteurs. Même s'il faut rappeler encore et toujours qu'un SDF sur 3 en France a un travail et n'est pas en mesure de se loger du fait de l'inflation (liée à la spéculation) des loyers, que le travailleur pauvre et miséreux nous revient en force tout droit du XIXème siècle, il y a aussi des particularités dans la grande clochardisation qui ne relève pas directement de notre système économique.
La grande clochardisation est généralement liée à une désocialisation, une perte du lien social qui est souvent liée à des pathologies psychiatriques. Un grand nombre de SDF souffre de psychoses diverses, de schizophrénie. Selon Declerck, la clochardisation est une pathologie en soi, qui demande une prise en charge spécifique, loin des « discours hypertrophiés du don de soi et de la charité glorieuse qui est trop souvent le masque de l'incompétence et du bricolage, quand il n'est pas celui de la perversion ». CQFD, Mme Boutin.
D'autre part, le clochard, comme la prison, joue un rôle dans la maintenance de l'ordre social.
"Le clochard, comme le criminel, le toxicomane et la prostituée est une des grandes figures de la transgression sociale. Il est la figure emblématique de l'envers ricanant de la normalité et de l'ordre social... De plus, il présente l'apparence d'être libre, sans attaches et sans obligations... Séduction et dangerosité dont se protège l'ordre social, en condamnant les clochards, comme les autres marginaux transgressifs, à une souffrance minimale mais structurelle. Supportable mais visible.
Il est nécessaire à l'ordre social que la vie des clochards soit structurellement difficile. Il faut que leur "choix" se paie. Tout comme il faut que la vie des prisonniers reste pénible au-delà des simples contraintes de l'enfermement, que les prostituées aient une vie infernale, que les toxicomanes ne soient pas seulement traités comme des malades mais comme des délinquants... Ces souffrances visibles infligées aux transgressifs ont pour fonction de les stigmatiser et, par là, de décourager les vocations (...)
Si ces souffrances ne doivent pas dépasser un certain seuil de tolérance - seuil au-delà duquel elles risqueraient de devenir scandaleuses et de finir en éveillant la sympathie et la pitié, par avoir l'effet inverse de celui primitivement escompté - il est néanmoins nécessaire à l'homéostasie de l'ordre social que la marginalité continue d'apparaître comme une alternative, sinon impossible, du moins difficile, hasardeuse et douloureuse, à la normalité. Il est essentiel au bien-être psychique des esclaves volontaires que nous sommes, nous autres laborieux, nous autres chargés de famille, nous autres normaux, que nous puissions au spectacle de la marginalité souffrante, nous féliciter de notre bonne fortune.
L'illusion doit à tout prix être maintenue qu'il n'existe en dehors de la société, de la normalité, de l'emprise de l'Etat, aucune alternative viable, aucun aménagement sérieux. Sérieux, voilà le mot. Sérieux soyons. Sérieux restons. Baissons la tête. Travaillons surtout."
Alors oui, héberger de force est à la mesure de la bêtise droitarde : c'est court-circuiter la colère que peut engendrer trop de pitié sur le sort des SDF, c'est sous-entendre que si les SDF meurent de froid, c'est de leur faute et c'est parce qu'ils sont irresponsables et ne veulent pas se rendre volotairement dans les foyers... L'hébergement de force, c'est la restauration de l'ordre social troublé.
La première chose à faire n'est pas forcément vouloir les faire sortir à tout prix de la clochardisation. Trop souvent les soins sont monnayés contre une exigence de normalisation et d'intégration qui est le premier facteur d'échec et qui « pour effet essentiel de condamner l'hébergé, dès son entrée dans l'institution , à l'angoisse de l'échec qu'il sait inévitable et dont il est déjà assuré qu'il s'accompagnera d'une sanction d'expulsion. »
Soigner, héberger (pas de force et dans des conditiosn décentes), écouter, accepter le clochard tel qu'il est et surtout ne pas vouloir le normaliser à tout prix, soulager sa souffrance. Et pas uniquement quand il fait froid. Comme si des clochards ne mourraient pas l'été également ! Mais en été, le sujet n'interesse personne - il nous faut le froid pour nous autres gens normaux nous puissions nous identifier au SDF, parce que nous souffrons aussi du froid en hiver. Mais les hypothermies de demi-saison sont fréquentes également hélas !
Et pour finir :
""Que faire si tout cela ne sert à rien ? Que faire si d'aucuns ne s'améliorent pas ? que faire si certains soignés malgré tout restent pareils à eux mêmes et meurent lentement sous nos yeux ? Hé bien au moins aura-t-on réussi à alléger leurs souffrances en évitant de monnayer les soins que nous leur prodiguons en les obligeant à se confronter à des obligations de normalisation qui les dépassent et qui les blessent. Ne rajoutons pas à leur douleur et acceptons humblement, nous autres soignants, de nous conformer au premier principe hippocratique : D'ABORD NE PAS NUIRE..."
Patrick Declerck - "Les naufragés, avec les clochards de Paris" - Plon Terre Humaine